Après la publication du livre en 2022,  j’étais impatient de recueillir les impressions du tatoueur japonais Horiyoshi III. Pendant sa conception, la légende de Yokohama m’avait fait l’honneur d’épauler mes recherches dans l’identification des tatoueurs et des thèmes des tatouages photographiés par Takagi. La réouverture des frontières du Japon en 2023, après les années de fermeture liées à la pandémie de Covid 19, permettait enfin de programmer nos retrouvailles. Voici retranscrit ci-dessous notre entretien réalisé en juin dans son studio de Yokohama.

Traduction : Fujikawa Makoto / Photos : ©P.Bagot

Bonjour Sensei, qu’avez-vous pensé du livre ?

Tout ce que je peux dire c’est qu’il est magnifique. Je trouve ça très bien d’avoir rassemblé autant de photos dans un seul livre. C’est très stimulant. Pour moi, mais aussi pour les jeunes tatoueurs. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il leur sera utile. Le tatouage japonais évolue progressivement en se mélangeant avec les styles occidentaux et très peu de tatoueurs poursuivent aujourd’hui le tatouage comme le faisaient les grands maîtres Horiyoshi I, Horigorō I, Horiuno II. Ce qu’ils produisent est une copie de leur style, plus ou moins dégradée d’ailleurs.

Vous connaissiez M.Takagi avant de voir ses photographies ?

Oui, depuis longtemps. J’ai eu dans le passé un club d’amateurs de tatouage, le Yokohama Chōyūkai, et M.Takagi est venu avec son épouse à une de ses réunions en fin d’année. Nous avons un peu échangé, pris une photo ensemble et regardé des images de tatouage avant qu’ils ne se rendent à un autre rendez-vous. M.Takagi était déjà à la fin de sa vie quand j’ai fait sa connaissance.

C’était donc une vraie surprise d’apprendre qu’il était photographe ?

Oui, même si je savais qu’il avait des photographies. Lors de l’écriture de son premier roman, M.Takagi a interviewé Horiuno II et fait connaissance avec d’autres tatoueurs en lien avec le club de l’Edo Chōyūkai. Grâce à cette rencontre, il a fréquenté Horiyoshi II, Horigorō II et d’autres tatoueurs inconnus. Pour moi, il y a une espèce de triangulation, entre M.Takagi, la communauté des tatoueurs et son roman.

Qu’avez-vous ressenti en découvrant ses images ?

Tous les tatouages que l’on y voit ne sont pas bons mais certains sont très impressionnants. Plusieurs fois, j’ai ressenti comme une force. Les tatoueurs contemporains seraient incapables de reproduire de telles oeuvres sans créer quelque chose de plus beau, de plus fin. Cela ne veut pas dire qu’il faille dessiner de manière brute mais cela doit être entre les deux. Ainsi, on utilise aujourd’hui trois niveaux de dégradés d’encre – usuzumi, chuzumi et honbokashi – mais autrefois, il n’y avait que le foncé ou le clair. La technique de l’akebono  bokashi (technique de dégradé, du plus clair au plus foncé) n’existait pas. Ces tatouages avaient plus de force et d’impact. Ils avaient un aji.

Pouvez-vous préciser ce que recouvre cette idée d’aji, autrement dit de goût ?

C’est difficile ! Quand on dit qu’un sabre est un très bon, qu’il possède un bon aji, ce n’est pas une question de beauté. Peu importe qu’il soit fin ou grossier, cela a plutôt à voir avec la totalité de l’oeuvre. Mon maître Horiyoshi I répétait souvent qu’il ne faut pas se soucier de la technique quand on regarde un dessin. Peu importe qu’il soit maladroit et que l’auteur soit ou non dessinateur. Il faut l’observer suffisamment attentivement jusqu’à percevoir s’il a, ou pas, du goût.

M. Takagi aimait les femmes tatouées et leur trouvait vraisemblablement un charme fascinant. Comprenez-vous ce sentiment ?

Oui, je peux comprendre que les femmes tatouées puissent paraître plus sensuelles aux yeux de certaines personnes. En ce qui me concerne, cela dépend des femmes. Une femme laide ne m’apparaîtra pas plus sensuelle si elle porte un grand tatouage. Mon ami le peintre Ozuma Kaname, aujourd’hui décédé, connaissait bien cette relation entre femmes tatouées et sensualité. Mais, en fin de compte, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’hommes à trouver des femmes tatouées plus attirantes.

Vous-même, appréciez-vous le tatouage sur une femme ?

Pas tellement pour être honnête. Je suis plutôt contre le body-suit pour une femme, le munewari aussi. Et puis je n’aime pas trop tatouer les femmes. Le travail est plus difficile quand, par exemple, elles veulent cacher leur poirtrine. La plupart de mes clients sont des hommes.

Dans l’histoire du tatouage japonais, une femme tatouée est particulièrement connue, il s’agit d’une cliente du tatoueur Horiuno II : Hagoromo Osayo.

Aucune femme tatouée n’a été aussi connue qu’Osayo. Elle était déjà très belle, ce qui est assez rare et cela peut expliquer qu’Horiuno II se soit véritablement investi dans la réalisation de son tatouage. Peut-être avait-il l’intention de la rendre encore plus belle. Bien que, en général, un professionnel ne fasse pas de distinction entre ses clients. Il fait au mieux, indépendamment de la beauté de chacun. Mais avec Osayo, cela a probablement été différent. Elle avait quelque chose de spécial. On peut donc imaginer qu’il existait un lien particulier entre le tatoueur et elle. C’est une de ses plus grandes oeuvres. D’un point de vue purement esthétique, elle avait une valeur extraordinaire.

L’étude du premier roman de M.Takagi, dans lequel le tatouage est au coeur de l’intrigue, interroge sur la véracité de certains éléments employés par l’auteur pour construire son histoire. Je pense notamment à la malédiction dont il est question dans le livre résultant de la combinaison fatale de trois motifs sansukumi. Cette croyance, cette superstition, existe-telle vraiment dans le milieu des tatoueurs ?

Elle existe, mais elle n’est pas vraiment appliquée. Sansukumi trouve son origine – et comme la plupart des motifs d’ailleurs – dans un genre de livres qui existait à l’époque d’Edo : les yomihon. C’est une sorte de conte. Si la grenouille mange la limace et que le serpent mange cette grenouille, le serpent meure empoisonné par la limace. Ils ne peuvent pas s’attaquer l’un l’autre. À la fin de cette histoire, la limace et la grenouille se liguent contre le serpent qui fini par fuir.

La famille Horigorō, que j’ai contactée pendant mes recherches, avance qu’elle a été la première dans l’histoire du tatouage au Japon à utiliser la machine électrique à tatouer. Qu’en pensez-vous ?

Peut-être, oui. Horigorō I fréquentait les étrangers, cela peut effectivement expliquer qu’il se la soit procurée. À l’époque, on disait que ces machines faisaient énormément de bruit. On les entendait apparemment fonctionner jusque dans la rue depuis les étages des immeubles où travaillaient les tatoueurs. Horigorō aurait fabriqué lui-même les siennes d’après des modèles étrangers. Pour autant, je ne pense pas qu’il soit le premier tatoueur japonais à l’avoir utilisée.

Pourquoi ?

Parce qu’il y avait des tatoueurs partout au Japon. Par exemple, à l’époque de Meiji l’un d’eux s’appelait Horichyo. J’ai plusieurs de ses dessins. Certains représentent des libellules, d’autres des papillons. Ils sont fins et précis, cela me paraît impossible de les tatouer sans solliciter l’aide d’une machine. J’en déduis que ce tatoueur en possédait une. Horichyo fréquentait à Yokohama une galerie ouverte par des étrangers, du nom de Arthur & Bond. Je peux supposer qu’il se la soit procurée par leur intermédiaire. Dans un article sur ce tatoueur, décédé prématurément, il est justement question d’une machine fonctionnant à l’électricité. Je présume qu’elle servait à tatouer. Cela me pousse à croire qu’il en existait déjà une au Japon à l’époque Meiji. L’époque de Horigorō vient un petit peu plus tard. Le maître d’Horichyo venait d’Osaka, il est probable qu’il en ait eut lui aussi l’usage.

Votre maître, Horiyoshi I avait-il eu connaissance de la machine électrique à tatouer ?

Oui, bien sûr. Une Australienne, Cindy Ray, vendait du matériel jusqu’au Japon. Et puis, mon maître portait au bras un papillon tatoué réalisé à la machine. Bien qu’il ai eu conscience de ses qualités et notamment de sa vitesse d’exécution, il n’a jamais souhaité l’utiliser. Il pensait qu’il était important de conserver la tradition japonaise du travail à la main. Quand je suis devenu son apprenti – il y a 48 ans -, la veille de chacune de ses journées de travail je devais préparer ses outils, c’est-à dire aiguiser les aiguilles et les disposer précisément sur les outils.

Le tatouage au tebori au Japon est selon vous en train de disparaître ou avez-vous le sentiment que cette technique intéresse les nouvelles générations ?

Je pense que ma génération sera la dernière à pratiquer le tebori de manière authentique. Préparer de bonnes aiguilles, savoir les fixer sur l’outil, je ne sais pas s’il y a des gens pour savoir le faire correctement.