Extrait de l’avant-propos du livre, par Pascal Bagot :

 » Quand je rencontre Akiko Takagi en avril 2017 chez elle à Tokyo, dans la maison familiale achetée par son père, le célèbre écrivain de romans policiers Akimitsu Takagi (1920-1995), je suis loin d’imaginer la découverte que je vais y faire.

J’ai pris contact avec elle à l’occasion de la traduction française du premier livre de son père, sorti initialement en 1948, intitulée  : Irezumi [1]. Dans le cadre des recherches que je mène sur la culture du tatouage traditionnel japonais, je souhaite en savoir plus sur la relation que l’auteur entretenait avec lui. Le tatouage est en effet au cœur de l’intrigue et la crédibilité des sources documentaires atteste de sa bonne connaissance du sujet. L’entretien a lieu dans la bibliothèque de l’écrivain. Là, entourée de livres et de bibelots, sous un grand portrait noir & blanc de l’écrivain, Akiko me confirme sa passion pour le tatouage. Pointant du doigt une pile d’albums, elle ajoute : « Il aimait aussi beaucoup la photographie. » Surpris, je me saisis des recueils jaunis dans lesquels je découvre, page après page, intercalés entre les clichés de famille, les voyages, les réunions entre écrivains, des photos prises par Akimitsu lui-même représentant des tatoueurs et des tatoués, en somme les acteurs du milieu du tatouage à Tokyo de son époque.

Je suis stupéfait. Depuis plus de 15 ans que je travaille sur le sujet, je n’ai jamais vu de tels documents. Ces photographies, prises entre 1955 et 1965, montrent certains des plus grands tatoueurs, leurs clients et leurs clientes, sur lesquels on observe d’impressionnants tatouages, comme ils existent dans la capitale japonaise depuis l’ancien temps, quand Tokyo s’appelait encore Edo, où cet art populaire s’épanouit au XIXe siècle. Ces images lèvent le voile sur tout un pan de l’histoire de la discipline au siècle suivant. Un obscurantisme qui s’explique par la clandestinité dans laquelle il se retrouve jeté après son interdiction officielle en 1872. 

Du fait de cette longue prohibition, qui va durer presque 80 ans [2], les témoignages et les photographies concernant la pratique underground du tatouage à cette période sont rares. Celles inédites d’Akimitsu Takagi constituent dès lors un trésor unique, une mine d’informations pour les sociologues, les historiens et les passionnés de l’art du tatouage traditionnel. Non seulement ces documents ont une valeur historique considérable, mais en plus ils sont d’une exceptionnelle qualité et présentent un intérêt du point de vue photographique : ils révèlent le photographe derrière l’écrivain.

Malgré la distance qui sépare le Japon de la France, Mme Takagi m’autorise à commencer des recherches. Pendant trois ans, je fais la navette, entre Lyon et Tokyo, m’enfermant pendant des journées entières dans la bibliothèque, me plongeant dans les albums. Dans ce flux ininterrompu d’images dispersées, que je découvre au fil des pages, je me fraie un chemin. L’entreprise relève pourtant du véritable casse-tête. Aucune note ni indication de l’auteur – disparu en 1995 – ne permet d’identifier ni de dater. Complexe, l’enquête se révèle passionnante. J’analyse, je recoupe, j’élabore des hypothèses, je traque le moindre détail : ici un motif de papier peint désigne un lieu de la prise de vue ; là, la progression d’un tatouage ordonne la chronologie des événements, etc. J’interviewe aussi sa fille Akiko et un éditeur spécialisé, Shimada Kunihiro. De retour chez moi, je suis totalement absorbé par cette recherche. Elle prend la forme d’une obsession. Dans l’inconnu et l’obscurité, qui ressemble à celle d’une chambre noire, je tâtonne à la recherche de Takagi. »


[1] Shisei Satsujin Jiken est publié en français chez Denoël en 2016 sous le titre de Irezumi, traduit par Mathilde Tamae-Bouhon, Paris, coll. Sueurs froides.

[2] De 1872 jusqu’à la levée de cette interdiction en 1948.